Icare au Pérou
Transcription d’une interview donnée au journal la República, à Lima au Pérou. Le 16 novembre 1997
Au dernier étage d’un immeuble vétuste, sans ascenseur, sans air conditionné, un vieil homme assis devant sa machine à écrire, vieille elle aussi, nous accueille. Trois chaises sont posées devant son bureau pour Denise, Jacques Peigné, le directeur de l’Alliance Française de l’époque et moi. L’homme, costume trois-pièces beige, barbiche noire taillé sobrement, se lève à notre entrée, nous sert la main énergiquement et sans autre introduction, se rassied et commence son interrogatoire. Cette grosse machine à écrire en métal comme dans les films policiers, c’est une Remington. Marque emblématique, le tac tac tac des touches, l’odeur lourde des tropiques, le silence relatif du dimanche et l’isolement dans cet immeuble qui doit grouiller de monde en semaine, quelle situation étrange. Il s’agit d’un autre temps, d’une autre époque, j’ai sauté dans une machine ingénieuse qui nous a transportés. Quand sommes-nous ?
Interrogatoire disais-je :
« Vous dîtes que
votre danse cherche une nouvelle expression, qu’elle rompt avec le passé et que
la danse parle d’amour. L’amour a donc changé ? »
Je reste perplexe un
court instant. Je souris à la question. L’homme ne me demande pas de raconter
la danse contemporaine, mon parcours, le tintouin habituel. L’homme veut parler
philosophie, art. Il cherche la discussion. Tant mieux. Je me lance. Il tape
sur sa machine au fur et à mesure de mes paroles, interrompant par moments mes
pensées par un «un ratito » accompagné d’un mouvement de la
main qu‘il dresse devant moi, il finit de taper sa phrase et je repars.
« L’amour est
toujours le même, ce fil invisible qui unit les êtres, ce lien ténu entre deux
esprits n’a pas changé depuis la nuit des temps. Mais les mœurs évoluent, eux,
les moyens de le vivre cet amour, de le dire, de le sentir, changent avec le
temps.
« Un
ratito »
« L’attraper, le
montrer, reste toujours une urgence parce que l’amour est sans doute la seule
chose qui vaille la peine de vivre. » Il acquiesce.
« Un ratito »
il retire la feuille de la machine à écrire, en réinstalle une autre. Je
reprends, toujours en Castillan.
« C’est la
perception de ce que je ressens de cet amour et le comment nous avons pu le retranscrire,
le traduire dans la danse, c’est cette quête d‘absolu — qu’on peut aussi
appeler amour — qui est nouvelle gestuelle. Mais l’amour, l’Amour avec un grand
A, lui n’est pas nouveau. Et cependant il reste toujours nouveau, à
renouveler, à redire et à recréer.»
« Un
ratito »
« Cette
rupture avec le passé est visible dans cette danse parce qu’elle est le reflet
d’une humanité qui se questionne toujours plus loin —je me ravise— je ne sais
pas s’il s’agit d’un "plus loin" ou d’un "encore" sans
arrêt répété. La manière dont l’Homme répond à ses ou ces questions — en Espagnol le sus preguntas y estas
preguntas évite la possibilité du contresens— diffère suivant les époques,
les interdits, les censures, les ouvertures qui ont été proposées par l’art, la
philosophie, les mœurs, les modes de pensées.
Là encore l’espagnol me permet
d’insister sur la mode des pensées collectives ou le mode de penser : la manière profonde, intime, dont nous abordons et communiquons nos idéaux. J’arrive
assez bien à cerner les miennes et je me sens compris, ce qui m’autorise à
aller plus en avant.
En
me parlant du mythe grec, il ne désire pas non plus savoir si j’ai suivi
l’histoire d’un Icare potentiel, mais plutôt à m’amener sur le terrain de
l’irrationnel, de l’imaginaire. Icare, lui dis-je, pourrait être le mythe de
l’élévation, mais en s’arrêtant là on n’aurait pas même effleuré l’immensité de
sa tentative. Une tentative qui est tentation, la tentation du savoir et
peut-être du pouvoir (pouvoir :
la capacité à faire ce quelque chose, pas l’exercice du politique et la prise
de contrôle de l’autre). S’approcher
du soleil c’est l’impérieuse tentation de la connaissance, c’est la griserie de
l’exaltation. Je vole donc je défie le reste de la terre. Nous (car tout ceci émane de l'inspiration profonde de Claude, le départ de la pièce, son fondement, comme sa création, sa transmission) l'avons prise comme l’histoire personnelle de chacun d’entre nous, notre exaltation, notre euphorie
lorsque nous touchons, que nous croyons toucher au but, notre sentiment de
puissance qui nous saoule, nous transporte dans une ivresse délirante et
aveuglante. Cette fièvre qui nous enferme dans nos certitudes sans regarder
autre part. Icare se heurte à ces et ses échecs, autant de murs qu’il ne peut
briser, autant d’obstacles qu’il peut survoler mais qu’il n’abat pas. Je doute
avoir dit cela dans un Castillan parfait, mais j’espère que l’idée est restée
fidèle malgré le temps scandé par ses "un ratito", ses acquiescements brefs, ses sourires de connivences et ses paroles parfois qui balisaient un
terrain sur lequel il paraissait parfaitement à l’aise.
Icare représente très
profondément le danseur, l’artiste. Son interminable voyage à travers le dédale
du corps —il fallait bien parler de Dédale, en abordant Icare— son défi
permanent à la fatigue, au verbe, à l’apesanteur et à la pesanteur. Comment
dit-on cela en espagnol, je l’ignore aujourd'hui, mais je me sentais transporté
au-delà des règles grammaticales et syntaxiques. Icare cherche la lumière
du soleil comme tous les autres cherchent les feux de la rampe ; illusion
d’une reconnaissance absolue. Chacun d’entre nous profondément caché au
fond de nous-mêmes avons un but précis, une quête absolument nécessaire à notre
vie qui se heurte au monde, qui se fracasse contre les lois, contre les
autres, contre le temps, contre l’espace, n’est-ce pas là la vérité du mythe d’Icare ? Et c’est ça que nous tentons,
humblement malgré le transport de mon discours aujourd'hui, de retranscrire
dans cette danse.
Je ne me souviens pas de
toutes les questions qu’il a pu me poser, je ne me souviens pas de toutes mes
réponses, de ses réparties et de nos connivences, de nos accords. Je me
souviens d’un entretien plein de sagacité et de finesse. Un homme à l’écoute,
malin et spirituel, drôle dans cette situation insolite. Un être rusé qui
fignole avec les langues et s’amuse des réponses, sans aucune méchanceté, pas
de jalousie, pas de regret, et surtout, surtout, absolument remarquable, aucun
guet-apens. Pas de ruse mesquine pour s’imposer, ni lui à moi, ni moi à lui, le
ton d’égalité est donné dès l’abord et le restera tout au long de notre
entrevue. Un homme sage que l’âge a transporté dans le plaisir de l’échange et
du partage. Oui, effectivement j’ai sauté dans une machine malicieuse qui m’a
transporté dans un autre temps. Ah ! Quel bonheur, pas de piège sous-tendu
derrière chaque mot, la crainte s’est évaporée, elle n’a jamais existé. Le
bruit de la machine, la chaleur, le soleil à travers les vitres sales, un
dimanche au-dessus des toits de Lima. Il répond, contredit, approuve, dément,
appui, développe, pose une nouvelle question et toujours ce « un
ratito » et la main tranquille qui me fait signe d’arrêter mes paroles.
Ses doigts tapent sur le
clavier, rapide comme son esprit, la feuille est engloutie peu à peu par le
rouleau de la machine de détective. Et puis ce petit geste vif comme un réflexe
qui pousse la manette pour passer à la ligne suivante et reprendre à gauche de
la feuille. Je suis dans un autre âge. Maman utilisait une petite machine à
écrire avec le même bruit, le même mouvement pour passer à la ligne. L’heure et
demie passe comme un coup de vent frais.
L’heure et demie passe
comme un coup de vent frais.
Il nous invite à boire
un verre en face dans une gargote. Nous avalons un jus de fruits glacé. Il s’excuse
du manque d’air conditionné dans ses locaux, puis s’en retourne écrire son
article que je n’ai toujours pas lu aujourd’hui. La machine malicieuse m’a
ramené au temps présent qui se charge de me réveiller loin, bien loin, de cette
perspicacité merveilleuse. Une faculté à s’ouvrir sur le monde tout en restant
cloîtré au dixième étage d’un vieil immeuble. À Lima.
Le temps s’arrête-il
parfois ?